ENTRETIENS

Entretien avec Jean-François Laguionie et Xavier Picard

Rédigée par Benshi


Cédric Lépine, rédacteur pour Benshi, nous fait part de ses échanges avec Jean-François Laguionie et Xavier Picard, qu'il a eu la chance de rencontrer lors du festival de La Rochelle. Ne manquez son dernier film Le Voyage du prince, au cinéma le 4 décembre, ainsi que la ressortie du premier volet, Le Château des singes, déjà dans vos salles et disponible à partir du 1er décembre sur Benshi !

 

Cédric Lépine : Dans votre générique final, vous adressez un remerciement aux animaux et aux plantes du Muséum national d'Histoire naturelle. Pouvez-vous parler de la manière dont vous inspire la nature ?
Jean-François Laguionie : Je ne suis pas vraiment sûr d'être passionné par la nature. Ce qui m'intéresse, c'est davantage le rapport de l'Homme avec la nature, et encore plus le rapport des Hommes entre eux. Si Anik [Le Ray (coscénariste)] et moi écrivons des histoires, c'est que nous sommes intrigués par le fait que l'espèce humaine continue à se déchirer. Et la nature assiste à cela comme une sorte de décor qui ne peut pas intervenir vraiment car au contraire, elle est de plus en plus agressée. 

C. L. : Quant à vous, Xavier Picard, votre premier remerciement s'adresse à Jean-François Laguionie : peut-on y voir la volonté de saluer une source d'inspiration ? Comment s'est passée votre collaboration ?
Xavier Picard : Mon remerciement s'adressait à lui au nom de la confiance qu'il m'a accordé et de la complicité que nous avons su créer sur ce film. Jean-François fait des films depuis suffisamment longtemps pour ne pas avoir besoin de moi. Comme il était pris sur d'autres obligations, il m'a proposé de collaborer sur cette réalisation. J'ai pu apporter des choses en direction des équipes, ce que Jean-François n'avait pas le temps de faire à ce moment-là. J'ai cherché à respecter au maximum ses intentions en apportant naturellement quelques éléments.
Je suis arrivé un peu par hasard sur le projet alors que je travaillais sur un autre film qui malheureusement ne s'est pas fait, avec le même producteur que sur ce film. En conséquence, il y a eu une liaison qui s'est faite naturellement : nous nous sommes rencontrés à ce moment-là et nous avons pu travailler ensemble.

J-F. L. : J'ai été heureux de pouvoir être invité généreusement dans un festival comme celui de La Rochelle qui est l'un des plus sympathiques qui soient. En effet, il est non compétitif et tout le monde se sent alors libre. Il s'agit avant tout d'un festival de cinéma. J'en suis touché car j'ai toujours considéré que je faisais avant tout des films et non pas des dessins animés. J'ai fait de l'animation parce que j'avais le rêve de faire de la prise de vue réelle mais j'étais trop timide pour travailler avec un tel moyen d'expression. J'étais peintre et dessinateur, j'ai donc naturellement utilisé l'animation comme un moyen de raconter des histoires. L'animation n'est que ma brouette alors que mon jardin consiste à raconter des histoires.

C. L. : Dans ce nouveau film comme dans les précédents, votre animation est toujours très réaliste : c'est important pour vous ?
J-F. L. : J'ai peur que si je crée un personnage avec un style particulier de dessin, de le caricaturer et que le spectateur s'identifie moins bien. Je n'irai pas non plus jusqu'à la rotoscopie consistant à filmer des comédiens et à les décalquer. Au contraire, il faut avoir une distance par rapport à la réalité mais pas trop éloignée non plus. J'ai toujours été sur la crête dans ce type de relation au dessin.

C. L. : Dans Le Voyage du prince, vous confrontez deux époques de l'histoire de l'Homme qui présentent des rapports différents à la nature : la Renaissance et le regain d'intérêt pour l'étude de la nature, le XIXᶱ siècle et la mise à distance industrielle et scientifique de la nature. 

J-F. L. : Ce sont des moments charnières de l'histoire de l'humanité où les individus partaient dans des malentendus incroyables avec cette fin XIXᶱ siècle qui disposait de savants extraordinaires. À aucun moment de l'histoire de l'Homme jusque-là, les humains se sont sentis à ce point si supérieurs. D'ailleurs, il y avait dans le film un dialogue qui a depuis disparu et je le regrette un peu, où le Prince demandait aux académiciens : « Vous qui avez une société si extraordinaire, comment avez-vous fait pour inventer la certitude ? ». Il disait cela de façon ironique et en même temps admirative. Cela résume bien mon rapport avec cette période. La certitude est à présent aussi terrible et grave qu'à cette époque-là. 

C. L. : Vous abordez aussi le racisme contemporain dans la crise de l'immigration actuelle avec ce personnage considéré comme un prince en son pays et qui est traité comme un objet de peur et d'étude scientifique dans un pays étranger.
X. P. : Nous tombons effectivement dans des sujets de société très contemporains : la peur de l'autre, de l'étranger où la France n'est plus capable d'accueillir des étrangers. On trouve aussi dans le film le thème de l'urgence écologique avec l'Homme qui a une mauvaise influence sur la nature. Ce que j'aime bien dans ce film c'est que c'est le contraire qui se passe : la nature réagit par rapport aux singes pour reprendre son territoire. Cela constitue une belle fable pour moi d'avoir ainsi inversé les choses.

C. L. : Depuis Paul Grimault avec lequel vous avez travaillé, Jean-François Laguionie, vous êtes l'héritier d'un cinéma indépendant où l'animation peut se faire avec des moyens modestes.
J-F. L. : Ce n'est pas seulement mon cas mais aussi celui d'ailleurs de nombreux jeunes cinéastes qui ont découvert qu'il faut garder une grande sincérité par rapport à ce que l'on a envie de raconter et ne pas se perdre dans des complications techniques plus ou moins brillantes comme dans des films américains notamment. Il s'agit de rester modestes.

C. L. : Alors que le cinéma d'animation est souvent associé exclusivement au jeune public, le personnage principal est souvent un enfant du même âge que ceux-ci. Or, vous avez décidé de placer au centre de votre histoire ce vieux prince.
J-F. L. : Cela n'a pas été facile. En effet, il a fallu, face au producteur et surtout face au distributeur, affirmer que ce n'était pas l'enfant le personnage principal mais plutôt le vieux singe. Cela a malgré tout été compris et accepté du public comme dans Louise en hiver où le personnage principal est la vieille dame et non le chien.
En ce qui concerne la distribution, il faudrait tout de même que l'on arrive à faire sortir les films d'animation à d'autres moments que les fêtes de fin d'année. Ce serait une manière de conforter le public avec l'idée que les films d'animation s'adressent à tous les âges comme les films en prise de vue réelle.

C. L. : Vous vous permettez d'ailleurs de faire des références à des films de l'histoire du cinéma en prise de vue réelle comme Alexandre Nevski d'Eisenstein.
J-F. L. : Nous aimons faire des clins-d'œil, comme cette séquence de cinéma muet avec King Kong. Avec Anik, nous tenions à cette séquence qui entre en résonance avec le reste de l'histoire.
X. P. : Nous sommes partis avec Jean-François sur l'idée que les animateurs du film étaient nos acteurs : nous devions leur donner nos intentions précises tout en leur laissant assez d'espace pour qu'ils puissent avoir des initiatives propres. Tout l'intérêt consiste à conserver leur enthousiasme pour qu'ils puissent proposer des choses dans le cadre de l'objet que nous nous sommes fixés.
Toute l'animation que nous avons envisagée est sobre : nous ne sommes pas dans une animation exubérante comme il est souvent question dans l'animation en France composée à 80% de séries télévisées. Au départ, les animateurs ont eu peur du vide. Ce n'est qu'après les premières projections de séquences montées qu'ils ont été convaincus du bienfondé de notre démarche. Quatre émotions sont exprimées sur deux plans : ni plus, ni moins.
J-F. L. : C'est la première fois que je vois des plans serrés sur des personnages qui expriment ainsi leurs émotions sur leur visage et je dois cela à Xavier ! Cela vient d'une confiance dans l'intériorité des personnages en refusant l'exubérance à l'instar du travail du mime.

Rédigée par Benshi