ENTRETIENS

Entretien avec Shunji Iwai

Rédigée par Benshi

 

Shunji Iwai est un artiste complet : réalisateur, scénariste, vidéaste, documentariste ou acteur, il a même composé la musique de certains de ses films.

Pour son onzième long métrage, Hana et Alice mènent l'enquête, Shunji Iwai a écrit le scénario, supervisé l'animation et signé la bande originale. C'est également son premier long métrage d'animation, qui est en fait la « préquelle » d'un film réalisé en 2004, en prise de vue continue, Hana et Alice.

A l'occasion de la sortie de Hana et Alice mènent l'enquête, le réalisateur japonais était de passage à Paris. L'équipe de Benshi a eu la chance et le plaisir de le rencontrer pour lui poser quelques questions. On vous fait partager cet échange, qui nous en dit un peu plus sur son parcours et celui d'Hana et Alice.

 

 

Benshi : Ce n'est pas trop perturbant d'assurer la tournée française pour Hana et Alice mènent l'enquête, sorti il y un peu plus d'un an au Japon, alors que vous y êtes en pleine promotion de votre dernier film, qui vient d'y sortir ?

Shunji Iwai : Effectivement, A bride for Rip van Winkle vient de sortir au Japon, et pendant presque trois mois je n'ai pas arrêté de donner des interviews, donc aujourd'hui je peux enfin parler d'un autre film, peut-être dans une ambiance beaucoup plus décontractée. Cela me fait beaucoup de bien.

Vous avez déclaré avoir continué de « vivre » avec Hana et Alice pendant dix ans, qu'elles ne vous ont jamais vraiment quitté. Cette « préquelle » était déjà prévue dès le départ, ou elle s'est imposée d'elle-même avec le temps ?

En fait, le scénario d'Hana et Alice mènent l'enquête était déjà écrit juste à la sortie du premier film [NdR : Hana et Alice (2004)] et je voulais le réaliser dans la foulée. Et puisque je voulais que ce soit un film d'animation, c'est là que les complications sont survenues, car un film d'animation est toujours beaucoup plus compliqué à réaliser qu'un film en prise de vue réelle. Et donc j'ai demandé des conseils à des gens qui m'entouraient, ça prenait un temps fou, et du coup j'en ai profité pour étudier le cinéma d'animation. Et c'est comme ça que dix ans sont passés.

C'est amusant, parce qu'on aurait pu penser que dix années s'étant écoulées, l'appel à la rotoscopie était le seul moyen d'avoir les mêmes comédiennes, mais s'interprétant elles-mêmes plus jeunes. Alors qu'en réalité, à l'époque elles auraient très bien pu interpréter leur rencontre sans recourir à l'animation.

C'est autour de l'année 2000 que j'ai découvert le procédé de la rotoscopie*, grâce au film American Pop, de Ralph Bakshi [NdR : 1981] et, depuis cette découverte, j'ai cherché comment travailler avec cette technique et l'utiliser dans le cadre du cinéma d'animation actuel. J'ai fait de longs tests et je me suis obligé à m'entraîner au dessin. Pendant ces dix années après la première version d'Hana et Alice, j'ai réalisé plusieurs films « live » mais j'ai continué de travailler le dessin, puisque les films d'animation, ce sont avant tout des dessins en mouvement, et même si ce n'est pas moi qui les dessine, il faut tout de même savoir de quoi on parle, je pense, et il faut avoir l'oeil, aussi, pour savoir lesquels sont bons à garder. Donc petit à petit, j'ai acquis des techniques et approfondi mes connaissances en matière de dessin. Une année je ne dessinais que des vêtements, et une autre que des décors. Quand j'étais jeune, je voulais devenir mangaka, et j'avais travaillé sur le visuel, mais travailler dans l'animation demande beaucoup plus de technique et de compétence que dans le manga, puisque dans l'animation il faut aussi savoir dessiner les intervalles, pas juste les poses clefs, et il faut savoir traiter énormément d'informations picturales. Dans le manga, il suffit d'avoir une bonne histoire pour rencontrer un succès public, mais le cinéma d'animation est beaucoup plus dur, et ça m'a donc demandé beaucoup de temps de préparation.

Parlons de l'histoire, justement. On ressent beaucoup dans vos films une affection toute particulière pour les personnages qui sortent de l'ordinaire. On a l'impression que dans Hana et Alice mènent l'enquête on retrouve ces personnes qui se racontent à elles-mêmes une histoire, notamment ici sur la jeunesse. On a de jeunes filles en train de grandir confrontées à leurs mères « gothic lolitas », à un vieux monsieur fier de son bras de jeune homme, etc. On retrouve ce souci d'évasion, avec cette impression que chez vous c'est plus le processus, la méthode, qui compte, que la fin, tout compte fait. C'est plus le moment de l'enquête qui est important, qui structure leur amitié, que le résultat de cette investigation.

Je suis tout à fait d'accord avec vous [rires]. J'aime beaucoup lire des thrillers, découvrir ce qui s'y passe. Mais ces romans parlent au passé. On découvre ce qui s'est passé et comment. Mais quand je réalise un film, même si on parle de la même chose, je m'intéresse d'avantage à montrer l'avenir, comment les personnages construisent le leur. L'histoire reste la même, mais je la montre d'une autre façon.

En restant bien évidemment conscient que chaque réalisateur a son univers, on ne peut mécaniquement s'empêcher de se référer à ce qu'on connaît par ailleurs quand on voit un film. Vous avez, avec All About Lily Chou-chou, un cinéma très dur, des éléments narratifs et visuels qui nous ramènent à des Larry Clark, Harmony Korine ou Gregg Araki. Quand on voit Hana et Alice mènent l'enquête, on rentre bien plus dans du Capra, avec ce ton léger, ces gens serviables ; c'est un film très lumineux sur la comédie de la vie quotidienne. Ce sont deux facettes radicalement différentes du traitement de l'adolescence dans votre oeuvre.

Je tiens toujours à montrer les deux facettes de l'adolescence, un côté sombre et un autre côté plus joyeux. Le film All About Lily Chou-chou, que j'avais réalisé il y a quinze ans, parlait de l'adolescence et en montrait un côté plutôt sombre. Et finalement, les personnages de Hana et Alice portent le même fardeau, mais le gèrent de manière plus comique, humoristique, que dans l'autre film. J'ai fait appel à la même actrice, Yû Aoi, dans ces deux films, mais dans le premier elle joue un personnage qui finit par se suicider, alors que dans la version « live » de Hana et Alice, elle interprète un personnage beaucoup plus gai et positif [NdR : Alice], qui donne une vision beaucoup plus optimiste et positive de la société. Et dans Hana et Alice mènent l'enquête, elle retrouve bien entendu ce caractère positif.

 

* La rotoscopie est une technique d'animation consistant à tracer, image par image, les contours d'une figure filmée en prise de vue continue. Ce procédé a été utilisé pour la 1ère fois par les réalisateurs américains Dave et Max Fleischer et permet notamment d'obtenir plus facilement un certain réalisme dans le mouvement et l'apparence des personnages.

 

Entretien réalisé le 26 avril 2016 à Paris,
FD, pour Benshi.fr
Remerciements : Shunji Iwai, bien sûr, et Anaïs Truc (Eurozoom), Aurélie Lebrun (Games of Com), Shoko Takahashi (Traduction)

 

Rédigée par Benshi