ENTRETIENS

Sirocco et le Royaume des courants d'air : entretien avec Benoît Chieux

Rédigée par Benshi

Ce mercredi 13 décembre, un nouveau coup de cœur Benshi sort au cinéma : Sirocco et le Royaume des courants d’air, réalisé par Benoît Chieux. Juliette et Carmen tombent par mégarde dans le Royaume des courants d’air, un monde rempli de décors sublimes et habité par tout un tas de créatures étranges. Cette aventure permettra aux deux sœurs de se rapprocher et de mieux comprendre Agnès, amie écrivaine de leur mère qui alimente le royaume par son imagination débordante.

Benoît Chieux est un réalisateur de films d’animation français qui a notamment collaboré avec le studio Folimage. Son court métrage Tigres à la queue leu leu est nommé au César du meilleur court métrage en 2016. Après un premier long métrage co-réalisé avec Jacques-Rémi Girerd (Tante Hilda !, 2014), il réalise Sirocco et le Royaume des courants d’air, qui ouvre la 47ᶱ édition du Festival international du film d’Animation d’Annecy. Son film y remporte le prix du public.

Benshi a eu le plaisir de le rencontrer pour échanger sur son travail, et pour vous révéler les coulisses de fabrication du film.

Comment est né le projet de Sirocco, votre premier long métrage en solo ?

Quand je travaille, je commence toujours par l’image. Naturellement, le point de départ a été un dessin : j’ai imaginé deux enfants qui grimpent à l'intérieur d'un moulin, arraché du sol par un coup de vent. L’idée de courant d'air était déjà présente dans ma tête. C’est très intéressant de représenter le vent parce que, d'un point de vue de mise en scène, c'est comme montrer l'invisible. J’avais besoin d'avoir des objectifs qui n’étaient pas simplement scénaristiques. Par conséquent, montrer l'invisible m’a semblé être un vrai enjeu, c’était un défi très amusant à faire. Le film est ainsi traversé par cette idée de courant d'air qui n'est pas simplement un courant d'air, qui représente aussi la parole, le chant, l'air qu'on respire, du souffle…

Le vent est parfois nocif aussi…

Exactement. C'est à la fois un danger, quand il est représenté par la tempête, et la vie, parce qu'on ne peut pas vivre sans respirer. Certains spectateurs ne voient que l’histoire au premier degré, d’autres perçoivent des métaphores. J'aime bien travailler sur différents niveaux de lecture.

Le vent est principalement incarné par le personnage de Sirocco. Il est présenté au début du film comme un être méchant. Petit à petit, on réalise que les apparences sont trompeuses.

Sirocco est effectivement présenté comme un personnage effrayant, parce qu'il est masqué. Les personnages masqués nous impressionnent car on n'arrive pas à savoir qui se cache derrière. Au moment de la rencontre entre Juliette et Sirocco, les rôles s'inversent : Juliette a d’abord peur de lui, puis elle le reconnaît et commence à l’imiter. Elle prend alors Sirocco à son propre jeu. Je trouve cette scène géniale.

Les thèmes abordés sont parfois durs. Il est entre autres question du deuil et de l'absence. L’univers fantastique est le miroir de la vie intérieure de Selma. Était-ce une manière plus douce d’aborder ces thèmes difficiles ?

Quand je relisais le scénario, je craignais justement d’aller trop loin. Mon intention était de réaliser un film joyeux pour les enfants. Alain Gagnol, avec qui j’ai écrit le scénario, me disait « Mais ne t'inquiète pas ! L’univers que tu proposes est tellement coloré qu'on peut se permettre une certaine dureté ». Il avait raison. L’histoire repose sur le récit d’Agnès, qui crée cet imaginaire pour se réconcilier avec sa vie, avec le drame qu’elle a vécu, et cela crée un double jeu : nous savons que nous sommes à l'intérieur d'une histoire et, en même temps, elle est tellement spectaculaire qu'elle paraît vraie. Cette ambivalence fait qu'on peut aborder des thèmes difficiles parce qu'on sait que ça reste une histoire, mais on la vit pleinement.

Objectivement, l’histoire n’est pas joyeuse mais grâce au registre fantastique, elle n’est jamais abordée de façon pesante. Je pense que c'est extrêmement important que les enfants puissent créer leur imaginaire pour mieux vivre. On a tendance à redouter que les enfants s'ennuient, alors que l’ennui est absolument structurant. C'est exactement ce qui se passe dans le film : l'histoire ne commence qu'avec l'ennui de Juliette. 

Le film nous parle également de relation entre sœurs : celle de Juliette et Carmen, mais aussi de Selma et Agnès. À quel moment vous est venu l’idée de ce parallèle ? 

Au départ, nous avions pensé le film comme une grande aventure. Un peu plus tard, nous nous sommes dit que sur une heure et demie, il fallait trouver un fond plus fort. Alain a proposé de créer cette sororité entre Agnès et Selma, qui n'existait pas auparavant. Approfondir la relation entre deux sœurs adultes faisait écho aux deux jeunes sœurs. Le film devenait beaucoup plus intéressant parce qu'il y avait ce jeu de miroir, qui prend forme durant la scène des murmures où l'on se retrouve entre la relation de Carmen et Juliette et celle d'Agnès et Selma. Ce moment de bascule rend le parallèle entre les petites et les grandes vraiment évident.

Pouvez-vous nous parler de votre technique d’animation, des aplats de couleur dénués d’ombres ?

Pour Tante Hilda !, que j’ai co-réalisé avec Jacques-Rémy Girerd, j’étais chargé de toute la direction artistique. La fabrication des décors était assez complexe, longue et laborieuse. Comme le montre mon court métrage Tigres à la queue leu leu, j'aime bien être un peu fainéant et je n’aime pas la surabondance de techniques. Je tenais ainsi à réaliser un film dans lequel il n'y a que des aplats, pas d'ombres propres ou portées. Je trouvais que ça fonctionnait plutôt bien, qu’il existe dans le film un mariage parfait entre le personnage et le décor. Ils sont traités exactement de la même manière. Cela a notamment permis d'animer les décors, ce qu'on a d'ailleurs fait dans certains plans. Je pense que les décors marquent les esprits car il est rare au cinéma d'être face à un écran de cinq mètres de large avec une seule couleur dans l'image.

C’est quasiment devenu un jeu de forme géométrique, que ce soit pour les décors ou bien les personnages. Par exemple, le jouet a une tête ronde avec un corps en triangle. Si on regarde bien, les têtes de Juliette et Carmen sont très simples également. Petit, j'avais envie de m'approprier l'imaginaire des autres et j'aime bien l'idée qu'un enfant puisse s'approprier les personnages, qu'il puisse les dessiner en rentrant chez lui. Après avoir découvert Star Wars à la télé, j’ai tout de suite essayé de reproduire l'univers en Lego. Plus tard, il a eu les boîtes Lego Star Wars mais, ce qui était beaucoup plus intéressant, c’était de se le ré-approprier. Encore maintenant, il me tient à cœur qu’un enfant puisse dessiner Juliette, le jouet, Carmen…

Je voulais travailler l’immersion, que le spectateur ait le sentiment d’être confronté à un univers bien plus grand que ce qu’il pouvait voir. À un moment donné, on aperçoit au loin une île avec un phare assez spectaculaire. On se dit « tiens, qu'est-ce que c'est que ce phare ? ». On a envie d'y aller, même de rentrer à l’intérieur. C'est à chaque fois une porte ouverte sur un imaginaire possible.

La musique, magnifique, tient une place importante (Selma est chanteuse), mais elle accompagne le récit et les émotions plus largement, de la boîte à musique, à une portée plus grandiloquente. Quel a été votre processus de création ? A-t-elle été composée à partir des images ?

Habituellement, en animation, on découpe le film plan par plan. Tout est très précis et très préparé, contrairement à ce que l’on pense. On ne dessine pas ce qu'on ne va pas garder, car chaque plan coûte très cher. Un des enjeux principaux, de mon point de vue, était de maintenir une forme de liberté et d'inventivité dans un cadre extrêmement figé. Ce n'est pas comme en prise de vue réelle où on peut déborder un peu selon le jeu d’acteurs.

Il y avait donc des intentions par séquence. L’enjeu pour le compositeur, c'est d'arriver à se réapproprier chacune des séquences afin de proposer une nouvelle cohérence au film.

J’aime beaucoup travailler avec Pablo Pico, c'est quelqu'un qui réfléchit à ce que la musique raconte. Pour la scène de l’opéra, j’ai précisé à Pablo mes intentions : il fallait aborder le souffle et qu'on comprenne bien tous les enjeux narratifs. La chanteuse, Célia Kameni, est issue du jazz. Nous avions une composition musicale, mais nous n'avions en revanche rien prévu pour le chant. Elle a donc improvisé. Si on écoute plus attentivement, c'est une succession de voix qui se superposent. Elle chantait une première fois, elle s'entendait avec le casque, puis elle improvisait à nouveau sur la voix qu'elle venait de chanter. Elle a créé une espèce de polyphonie à partir de sa propre voix, c'était vraiment impressionnant.

La conception sonore, prise en charge par Gurwal Coïc-Galls, est très importante également. Il a structuré les bruitages en fonction de chaque personnage. Quel est le son de Sirocco ? Quel est le son d’un cerf-volant ? On n'enregistre pas un cerf-volant, il a fallu l’inventer. Si on décompose le bruitage, ce sont des chuchotements, du sable… Une succession de bruitages pour représenter un bruit imaginaire. Tous les personnages principaux ont eu droit à leur propre son, même le deltaplane qui, à sa manière, est un personnage.

Quel est le film qui a marqué votre enfance ?

J'ai un souvenir très fort d'un film, que j'ai vu quand je devais avoir cinq ou six ans. J’ai beaucoup de frères et sœurs, et ma maman était très occupée. Un des moyens qu’elle avait trouvé pour faire ses courses tranquillement était de nous laisser au cinéma. L’un des films que j'ai vu m’a suivi très longtemps, même si j’ai découvert le titre il y a une dizaine d’années seulement. C'est Katia et le crocodile. J'avais un souvenir extrêmement puissant de ce crocodile dans cette baignoire, de voir ces enfants qui le manipulaient. D'ailleurs, je pense que le crocodile dans Sirocco, ça doit être celui du film.

Rédigée par Benshi