ENTRETIENS

Interdit aux chiens et aux italiens : entretien avec Alain Ughetto

Rédigée par Benshi

Benshi a eu la chance de rencontrer Alain Ughetto à l'occasion de la sortie de son long métrage Interdit aux chiens et aux italiens, recommandé par Benshi à partir de 10 ans !

 

Comment est né ce projet autobiographique, cette volonté de raconter l’histoire de votre famille piémontaise ensuite immigrée en France ?

A l’origine, je me suis intéressé à l’histoire de mes grands-parents sans penser en faire un film. En regardant la généalogie de mes parents, j’ai réalisé que toute ma famille avait été naturalisée en 1939, avant la Deuxième Guerre mondiale : d’italiens ils sont devenus français et, quelques mois plus tard l’armée de Mussolini envahissait quatre départements français dont celui où ils vivaient. Comment ont-ils vécu ça ? Quel a été leur parcours ? J'étais fasciné et curieux de comprendre leur histoire. J’ai demandé à mes sœurs, mes frères, mes cousins, ma famille, et tous ceux qui ont connu Luigi et Cesira de me raconter leurs souvenirs, et ça m’a permis d’avoir déjà une chronologie. Mon père, lui, ne m’a jamais beaucoup parlé de cette période, ni de la guerre. Il me disait : « C’est une autre histoire, pourquoi tu t’intéresses à ça ? Pense à demain ! »  

J’ai ensuite reçu un véritable cadeau lorsque j’ai découvert des témoignages recueillis par le sociologue italien Nuto Revelli, qui a enregistré des paysans et des paysannes de l’âge de mon grand-père et de ma grand-mère, qui vivaient au même endroit. Ils témoignent de la misère et de la guerre avec beaucoup de dignité, et ces archives sont magnifiques.

 

Après avoir trouvé ces témoignages, j’ai décidé de faire de mon histoire familiale un film. Je connaissais à peu près le parcours de mes grands-parents en France, mais celui en Italie m’intriguait : que s’est-il passé, pourquoi sont-ils partis, et pourquoi sont-ils restés aussi ? Beaucoup faisaient des allers-retours entre l’Italie et la France, c’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait au début avant de faire souche en France. Ma grand-mère voulait être plus française que les françaises, elle ne parlait jamais italien mais ses habitudes n’étaient qu’italiennes : les gnocchis, la polenta… ! (rires).

Le projet a été développé et soutenu par Alexandre Cornu, producteur des Films du Tambour de Soie, à Marseille, avec qui j’avais déjà réalisé mon film précédent Jasmine. Il a organisé une co-production avec l’Italie, de mon côté, je me consacrais au travail artistique !

Quel a été votre travail de recherche sur le film ? Comment avez-vous réussi à reconstituer cette histoire familiale ?

Je me suis servi de témoignages, tout s’est fait sur la tradition orale. J’ai parlé aux gens qui ont connu mes grands-parents ou côtoyé de près ou de loin. J’ai rencontré quelqu’un qui me racontait comment les Italiens étaient embauchés. Les ouvriers italiens étaient des oiseaux de passage, ils arrivaient avec leur valise, on ne savait pas d’où ils venaient, et ils repartaient sans que l’on sache où ils allaient ! Ils étaient choisi sur un test : ils mettaient des sucres sur la table et devaient construire des murs avec. Si ce n’était pas assez costaud, les hommes étaient manœuvres, si les murs étaient solides ils étaient maçons.

Je voulais découvrir qui étaient mes grands-parents. Je n’ai pas connu mon grand-père, mais je suis sûr que j’aurais beaucoup aimé ce monsieur. J’ai un souvenir magnifique de ma grand-mère. J’étais petit, j’avais douze ans, elle me coupait la croûte du gruyère, qu’elle mettait à l’envers sur la gazinière, et m’appelait quand ça crépitait. J’ai en souvenir son sourire, son geste généreux, son élégance, et je savourais la beauté de son visage en mâchant cette croûte de gruyère.

Le film nous parle d’une époque, sans portables, sans antibiotiques. Mes grands-parents ont traversé deux guerres, et une épidémie de grippe espagnole qui a fait plus de morts que la guerre. Et c’est incroyable : ils sont restés debout, fiers, dignes.

Le film se présente sous la forme d’un dialogue entre votre grand-mère et vous. Ce format s’est-il tout de suite imposé à vous ?

Oui, j’avais envie de dialoguer avec ma grand-mère dès le début, et je me disais : qui peut témoigner mieux qu’elle ? Elle va nous raconter Luigi, et je vais quant à moi m’intégrer à cette histoire, ça la rendait touchante. Comme dans les contes, la grand-mère raconte à ses petits-enfants ce qu’elle a vécu.

Peut-on dire que le film se situe entre le documentaire et la fiction ?

Le film a été sélectionné dans des festivals consacrés aux films d’animation, d’histoire, de documentaires, mais aussi de fiction ! J’ai tout simplement souhaité réaliser un film, sans me préoccuper du genre. 

Combien de temps vous a-t-il fallu pour réaliser ce projet ?

De l’idée à la fin, il y a neuf ans mais avec deux ans de Covid au milieu. Produire en animation est toujours très long.

Pourquoi avoir choisi la technique d'animation en volume ? Comment avez-vous conçu les décors et les figurines qui représentent les personnages ?

L’animation en volume s’est imposée car je voulais faire du bricolage. J’ai toujours aimé travailler avec mes mains et cet héritage me vient de mes aïeuls : mon grand-père fabriquait ses outils, ses râteaux, ses pelles, et il a transmis le savoir qu’il avait dans ses mains à mon père, grand bricoleur, qui me l’a transmis. Bien sûr, je n’étais pas tout seul. Des centaines de petites mains m’ont aidé sur le projet : il fallait éclairer, animer, bricoler, faire les costumes…

Nous avions 6 poupées de Cesira et 6 de Luigi. En tout, 52 personnages ! Vingt-cinq personnes travaillaient sur le film dans les ateliers de VIVEMENT LUNDI ! Pour les décors, j’ai voulu m’inspirer des éléments qui entouraient mes grands-parents dans leur région. Quand je suis allé en Italie, j’ai récupéré ce qui représentait leur quotidien : charbon de bois, brocolis, châtaignes, la terre… les brocolis deviennent des arbres, le charbon de bois fait montagne.

Comment avez-vous travaillé sur les voix des personnages ? Aviez-vous déjà des acteurs en tête ?

Quand j’ai écouté Ariane Ascaride témoigner de son enfance, elle racontait que son père ne voulait pas qu’elle parle italien, qu’il refusait son ascendance italienne... Ça a fait écho à mon histoire. En plus, elle a une belle voix affirmée qui correspondait parfaitement à ce que je recherchais. Je me suis tout de suite dit, c’est Cesira ! Le projet lui plaisait, elle n’avait jamais travaillé sur un film d’animation auparavant. L’enregistrement des voix s’est fait avant l’animation.

A quel public s’adresse votre film ?

J’ai fait ce film comme un cadeau pour ma famille, et tout le monde y trouve son compte dans le public, j’en suis très ému.

Le film montre des moments parfois difficiles, la mort est très présente, mais le tout est contrebalancé par de l’humour et de la gaité. Était-ce pour vous un équilibre important à trouver ?

Oui, je ne voulais surtout pas être plombant, et garder de l’humour. Les souvenirs de ma grand-mère m’accompagnent, et le film n’est pas aussi triste que ça, même si leur vie était loin d’être facile. Je voulais témoigner de ce qu’ils avaient vécu : deux guerres, une épidémie… sans juger, je voulais parler de leur parcours. J’ai d’ailleurs appris plein de choses que je ne connaissais pas sur ma famille.

Pourquoi avoir choisi le titre Interdit aux chiens et aux italiens ?

Quand j’ai découvert l’existence de ces panneaux, je les ai tout de suite vus comme le marqueur d’une époque. Aujourd’hui, on ne peut pas imaginer un bistrot mettre ça sur sa devanture ! Ce petit panneau qui accueillait les migrants s’adaptait parfaitement à l’évocation historique qui fonde la thématique de ce film. Le premier panneau a été trouvé en Belgique, ensuite en Suisse et en Savoie.

Votre film a reçu de nombreux prix en festival : deux prix à Annecy (Prix du jury et prix de la fondation Gan), le Grand Prix du Festival international du film d'animation de Bucheon, en Corée du Sud, le Prix du Public à la Mostra de València, en Espagne et plus récemment le Prix Occhiali di Gandhi au Festival de Turin, en Italie. Vous attendiez-vous à ce succès ?

On ne s’attend jamais à rien ! On a très peur, on se demande comment le film va être perçu. A Annecy, j’écoutais les gens, si les rires étaient au bon endroit, quelles étaient les réactions… Et à la fin, je découvrais mille personnes debout en train d’applaudir ! C’était très émouvant.

Rédigée par Benshi