ENTRETIENS

La Traversée : entretien avec Florence Miailhe

Rédigée par Benshi

Notre rédacteur Cédric Lépine a eu l'occasion de rencontrer Florence Miailhe, réalisatrice du film La Traversée, nommé aux Césars 2022 dans la catégorie Meilleur film d'animation.

Vous réalisez vos films d’animation à partir de votre travail de peintre : qu’aimez-vous dans ce lien entre peinture et cinéma ?

Lorsque j’ai eu envie de faire des films d’animation, j’ai eu plusieurs inspirations. Celles-ci ne se trouvaient pas du côté de Disney mais plutôt de cinéastes de l’animation comme Youri Norstein, Caroline Leaf qui travaillait au Canada ou encore Robert Lapoujade qui est un animateur peu connu alors qu’il a vraiment réussi à mettre la peinture en mouvement. Je me suis aussi inspirée du film de Henri-Georges Clouzot Le Mystère Picasso (1956) où l’on voyait l’artiste peindre derrière un écran avec tout qui se transforme au fur et à mesure de son imagination et avec tous les repentirs de la toile. C’est de là que je suis partie.

J’ai commencé assez tard l’animation après avoir étudié les Arts décoratifs en gravure. J’ai ensuite débuté ma vie professionnelle comme maquettiste de presse et surtout j’ai commencé à faire des peintures au hammam.

Hammam, mon premier film diffusé en 1991, a été le plus proche de cette idée de départ qui consistait à mettre une peinture en mouvement. Et au lieu d’avoir un portrait d’un lieu en peinture, c’était ici tout le film qui réalisait ce portrait de ce lieu dans toutes ses étapes. C’était ainsi vraiment un tableau en mouvement.

Ensuite, il a été très tentant d’ajouter d’autres images à ces portraits de lieu. Ainsi, Schéhérazade (1995) et Histoire d'un prince devenu borgne et mendiant (1996) adaptés des contes de Mille et une nuits avaient pour objectif de conserver la peinture pour l’émotion qu’elle donne et de raconter une histoire en même temps. Ce que j’aime dans cette technique, c’est que le film raconte deux histoires à la fois : l’histoire que l’on voit, celle de Schéhérazade mais aussi dans la peinture elle-même, dans la manière dont on la voit et la manière dont les personnages naissent et disparaissent, il existe une autre histoire racontée, celle de la matière.

Le cinéma d’animation à partir de la peinture est une technique très peu utilisée en France. Avez-vous dû inventer vos propres outils pour réaliser vos films ?

Au tout début je n’utilisais effectivement pas du tout de moyens informatiques. Je n’inventais pas complètement puisque des artistes comme Caroline Leaf avait déjà fait de la peinture sur verre, Robert Lapoujade avait aussi de son côté réalisé de nombreux essais, y compris en dessinant sur les murs. Je pense que lorsque l’on fait ce type d’animation en dessinant directement sous la caméra, on est obligé, même sans inventer complètement nos moyens, de nous les réapproprier selon nos besoins. Effectivement, mes premiers films étaient réalisés au pastel sec et là aussi je n’inventais rien puisque Ryan Larkin au Canada avait déjà bien exploité ce moyen de faire des films. Je pense que l’on réinvente à chaque fois ses méthodes, qu’il s’agisse de la peinture à l’huile, le pastel ou le sable : nous avons nos propres façons de faire.

J’ai commencé à faire du pastel avec des films très orientaux : Hammam, Schéhérazade et Histoire d'un prince devenu borgne et mendiant. Un réalisateur a fait un film sur Tierno Bokar, maître coranique d’Amadou Hampâté Bâ, l’un des plus grands écrivains maliens, qui avait l’habitude d’illustrer ses propos par des paraboles philosophiques dont une était Les oiseaux blancs les oiseaux noirs. Ce réalisateur m’a demandé de faire un petit film du même nom sur cette parabole en m’expliquant : « dans le documentaire que je veux faire, on voit une main qui dessine dans le sable et ce serait bien de faire un enchaînement à ce moment-là avec votre film ». C’est ainsi que j’ai commencé à travailler avec le sable avec Les oiseaux blancs les oiseaux noirs.

Pour Conte de quartier (2006), c’était l’époque de l’arrivée du numérique alors que l’argentique avait quasiment disparu et qu’il devenait de plus en plus difficile de travailler en 35 mm. En effet, il était alors beaucoup plus cher de travailler en argentique qu’en numérique, ce qui n’était pas le cas auparavant. Cela tombait bien car j’avais envie de faire un film sur la ville qui soit en forme de couches et le numérique permettait cela. Nous avions ainsi des couches de voitures et des couches de publicités dans lesquelles j’allais chercher de vraies images de publicité. Le numérique permettait de s’amuser à mettre ensemble toutes ces couches.

Au XIXe siècle, l’orientalisme dans la peinture était porté par les fantasmes des hommes sur l’Orient et les femmes. Ne peut-on pas voir dans vos premiers films une réappropriation féminine de la représentation des femmes et de leurs espaces personnels ?

Bien sûr, c’est tout à fait juste. Qu’il s’agisse d’Hammam ou de Schéhérazade, je souhaitais me placer du côté des femmes pour les représenter. En tant que femme, nous n’avons pas le même regard qu’un homme qui fantasme sur le hammam pour représenter ce lieu où toutes les femmes se baignent ensemble.

Avant même de faire ce film, j’ai beaucoup dessiné : j’allais dans les hammams avec un carnet de croquis. La manière dont se comportent les femmes dans ce lieu-là est différente devant une femme parce qu’elles sont à l’aise en l’absence d’hommes sans les enjeux pour elles de séduction, de représentation, de coquetterie. Ce sont donc des femmes naturelles dans leur corps, sans souci de se montrer : qu’elles aient 10 ans ou 90 ans, elles sont à l’aise avec leur nudité.

Concernant Schéhérazade, j’avais vraiment envie de mette en avant ce personnage et de la montrer comme une héroïne qui prend un risque en tant que femme. Je voulais également montrer que la parole de la femme allait apaiser l’homme, d’un point de vue féministe ou du moins féminin.

D’où vient cet intérêt dans ces premiers films pour l’Orient ?

Cela est venu de l’histoire de ma mère, Mireille Glodek-Miailhe. Ma famille autour de mon père était originaire de la Montagne Noire près de Carcassonne et nous n’avions alors pas de lien jusque-là avec la Méditerranée. Quant à ma mère, comme je le raconte dans La Traversée, sa famille est originaire d’Odessa. En 1952, le parti communiste français dont elle était membre, lui demande d’aller en Algérie. Elle s’y rend avec un autre peintre, Boris Taslitzky, afin de faire un reportage dessiné sur les méfaits de la colonisation en Algérie.

Elle était alors guidée par de jeunes militants du parti communiste algérien mais aussi du FLN. Elle est ensuite revenue en France avec beaucoup de dessins qui ont fait l’objet de nombreuses expositions très critiquées par la presse de droite qui remettait en cause ses descriptions. Ma mère a conservé de bons contacts avec ces militants en Algérie. Lorsque j’avais 18-20 ans, je suis allée chez ces amis qui avaient rencontré ma mère à cette époque-là. C’est alors que j’ai eu ma première expérience de hammam où j’ai commencé à faire quelques croquis. Après mes études en arts déco, j’ai alors eu envie de faire toute une série dessins et de toiles dans le cadre d’une sérigraphie sur le hammam.

Mon goût de l’Orient vient de cette expérience biographique mais aussi de l’influence en peinture de l’orientalisme chez Delacroix ou encore de Matisse. Par la suite, Robert Lapoujade m’a encouragé à prendre une caméra pour faire mon film sur le hammam. Un producteur avec l’appui de tout mon travail de croquis et mon envie de mettre la peinture en mouvement, a pu présenter un dossier auprès de CNC pour financer ce premier film : c’est ainsi que toute cette aventure a commencé.

Par ailleurs, notamment avec Schéhérazade, j’avoue que j’aimais beaucoup la forme du conte qui permet de raconter et comprendre énormément de choses. Entre les contes et les portraits de lieux, il y a ainsi deux orientations dans mon travail. Pour tous ces films, il s’agit de portraits de lieux à des moments particuliers où des choses se libèrent. Ainsi, au hammam, comme dans le bal représenté dans Au premier dimanche d’août (2000) qui est un événement qui se déroule une fois par an sur la place du village, une liberté des corps peut enfin s’épanouir. Dans les deux cas encore, les personnes sont mises sur un même pied d’égalité, qu’elles soient nues au hammam ou en costumes dans le bal dans une belle mixité sociale.

Est-ce que c’est votre collaboration à l’écriture du scénario de La Traversée avec Marie Desplechin qui vous a conduit à traiter l’adolescence ?

En effet, l’influence de Marie Desplechin et son regard sur l’adolescence s’est bien développée sur ce premier long métrage. Tandis que je souhaitais avant tout raconter l’histoire d’une famille qui partait, Marie Desplechin s’est concentrée sur l’histoire de deux jeunes enfants qui allaient entrer dans l’adolescence. En revanche, qu’il s’agisse de La Traversée comme des autres films sur lesquels nous avons travaillé ensemble, nous n’avons jamais vraiment pensé en particulier au public auquel nous pouvions nous adresser. Cependant, c’est vrai que j’ai adouci certaines séquences notamment autour de la représentation de la violence, le thème de la sexualité dans le cirque, etc. Certaines séquences sont ainsi plus suggérées que racontées explicitement.

Comment entretenez-vous au fil de vos films votre liberté pour aborder les sujets que vous souhaitez avec la forme d’animation inédite qui vous est propre ?

Je dois reconnaître que l’économie du court métrage m’a permis de développer et conserver cette liberté. Je suis contente de la réalisation de La Traversée où j’ai l’impression de n’avoir rien abandonné de ma liberté de faire et de raconter sur mes courts. J’ai en effet pu faire ce film de façon très artisanale.

Je pense que le monde de l’art a beaucoup de mal avec le cinéma d’animation. Je vois en ce moment qu’il y a de nombreux jeunes cinéastes qui font des films très picturaux. Lorsque j’ai commencé, il y avait peu de monde dans le cinéma d’animation français. De jeunes réalisateurs et réalisatrices s’emparent à présent du cinéma d’animation et on commence à en voir quelques résultats aussi dans les longs avec notamment Sébastien Laudenbach (réalisateur de La Jeune Fille sans mains) qui s’approprie cette possibilité que le cinéma a de se marier avec une expression plastique très forte. Je trouve cela hyper intéressant et toujours extraordinaire d’arriver à mettre la peinture en mouvement.

Le monde de l’art a encore du mal à admettre qu’une image en mouvement puisse être une œuvre aussi, même si cela commence à changer. Des personnes comme Gianluigi Toccafondo sont à la frontière de l’artistique et du cinéma. J’observe aussi depuis quelques temps dans l’art contemporain certains artistes qui font aussi de l’animation, expérience plus proche des performances que des films.

L’illustration de livres pour enfants témoigne aussi à l’heure actuelle de partis pris esthétiques forts pour raconter des histoires. Tout ceci est encourageant comme on peut le voir dans le long métrage d’animation de Rémi Chayé Calamity Jane.

Rédigée par Benshi